LE CUL DE JUDAS d'Antonio Lobo Antunes
Peu à peu, l'usure de la guerre, le paysage toujours pareil, de sable et de maigres bosquets, les longs mois tristes de crachin qui jaunissaient le ciel et la nuit d'un même iode que celui des daguerréotypes déteints, tout cela nous avait transformés en des sortes d'insectes indifférents, mécanisés pour un quotidien fait d'attente sans espoir, assis de longs après-midi de suite sur les chaises en planches de tonneaux ou sur les marches de l'ancien poste d'administration en train de fixer du regard les calendriers excessivement lents où les mois s'attardaient avec une lenteur affolante et les jours bissextiles, pleins d'heures, enflaient, immobiles, autour de nous, comme de grands ventres pourris qui nous emprisonnaient sans salut possible.
Le Portugal, dernière puissance coloniale, n'était pas prêt à laisser aller l'Angola vers son propre destin. Il aura fallu quatorze années de conflits sanglants et d'hommes perdus, quatorze années d'un acharnement jusqu'à l'épuisement pour que l'indépendance du pays africain soit enfin proclamée. Et l'on se retrouve accoudé au zinc d'un bar. Le narrateur boit des verres près d'une femme et lui déverse jusqu'au bout de la nuit toute la lie de ces années de guerre dans laquelle il œuvrait comme médecin. Dans un cul de Judas, trou sordide aux odeurs de mort. Ce livre est son récit cauchemardesque d'une guerre destructrice et totalement absurde. Camus disait « Pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n'y a rien au-delà de la raison. », et c'est l'absurde des décisions d'hommes de pouvoir que l'auteur Antonio Lobo Antunes relate dans ce récit époustouflant, d'une réalité palpable. La raison a cédé la place à l'obstination funèbre. Et que reste-t-il de l'amour ? se demande-t-il encore, l'alcool aidant à la confidence...
La forme du texte donne une force décuplée au monologue. Les mots se succèdent en une poésie irrépressible, recouvrante, obsédante. En chaque phrase, l'auteur fait du bel œuvre, les mots sont ouvragés jusqu'à l'alliage parfait. C'est beau et ça heurte. C'est beau et ça bouleverse. J'ai rarement lu de texte aussi abouti, complexe et fluide à la fois. J'ai même envie de crier au chef d'œuvre !
Editions Métailié (1996)
213 pages
Traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa
L'AUTEUR
António Lobo Antunes est un écrivain portugais. À l'âge de treize ans, il publie son premier recueil de poèmes et se passionne pour la littérature française (notamment Louis Ferdinand Céline), bien qu'il se reconnaisse pour maître William Faulkner. Son service militaire, effectué en Angola de 1971 à 1973 en tant que médecin, a inspiré directement ses trois premiers romans : Mémoire d'éléphant, Le Cul de Judas et Connaissance de l'Enfer. Il poursuivra son œuvre avec Explication des oiseaux, Fado Alexandrino, La farce des damnés et Le retour des caravelles.
“Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon.”
(Frantz Fanon)