Au dehors, le vent
Chaque jour, une part de ce texte a été écrite et publiée sur une page Facebook. ELLE a commencé, puis LUI a pris la suite, et chacun a laissé le fil de ses mots suivre le fil de l'autre.
ELLE.
Le dernier jour de l’année, des foules entières se déplacent vers les centres commerciaux. Et les cotillons pour que la fête soit plus folle, et le pétillant pour rire de ces mêmes cotillons. Et les toasts qui se dessécheront sur des assiettes froides, et la nappe dorée pour que luisent nos bonnes résolutions. La fourmilière s’agglutine autour des mêmes rengaines, jamais lassée du vide qui s’en suivra.
Je n’aime pas les réveillons du nouvel an. Je n’aime pas les fourmilières.
Aujourd’hui est le dernier jour d’une année qui sera oubliée quand arrivera le dernier jour de la prochaine année. Nous avons décidé de nous effacer. Cet après-midi, nous prendrons la voiture et nous irons à contresens d’une route trop pleine de futile et de sourires forcés.
La Dordogne sera notre havre d’une nuit et seul le râle du vent dans les feuillus dégarnis accompagnera le pétillement de nos bulles de champagne. Il s’est occupé de tout. Il m’a promis une coquille douce pour nos baisers, il est mon autre.
Et le monde va s’éclipser.
LUI.
Elle n’aime pas la masse.
Elle n’aime pas la foule.
Elle n’aime pas les fêtes qui s’imposent. Je l’aime.
Il nous fallait notre espace, notre suspension dans la cohue. J’ai cherché longtemps où la perdre dans mes bras. Juste elle et moi quand les autres congratulent sans conviction, dans des vapeurs aux degrés divers dans le sang. Dans mes veines, il n’y avait qu’elle pour circuler, autant prendre la tangente. Nous sommes en l’an de grâce 2018, comme disent les scribes des livres en enluminures, ceux que je feuillette en gants blancs pour ma thèse, le 31 du mois de décembre. Ils vont éclaircir les cieux urbains de leurs réjouissances, nous nous effaçons loin des foules, où le ciel compte encore ses étoiles, entre deux monts et deux vallées, juste elle et moi, sur des routes où le vert se dispute à des exclamations hirsutes de troncs déjà trépassés. Elle ne sait rien ou très peu. Un gite perdu dans la beauté profonde dordognaise. Juste nous, nos baisers, sa caresse, ma passion, des bulles et la douceur de nos palais mélangés. Je crois qu’elle va aimer.
Deux heures trente de route. Je mets d’emblée sa patience à rude épreuve. Elle n’aime pas les longs trajets non plus. Ma main sur sa cuisse sur les départementales, les croisés des chemins, les paysages qui nous racontent qu’on est de plus en plus loin. Elle regarde par la vitre et me dit que c’est beau. Je souris de son ironie lancinante et dans ses yeux je sais que je me trompe. Elle est bien. Bon sang, je suis heureux, juste dans ces yeux là. Encore quelques virages, mon amour, juste un peu et le jour de l’an du monde ne sera que le notre. J’ai faim de nous.
Nous arrivons sur le chemin de terre, le dernier avant l’abandon. Elle sourit. Notre hôte nous donne les clés et s’éclipse. Nous visitons sa surprise. Elle m’offre ses lèvres. Elle aime la vue sur rien, la vue sur tout, le lit couvert de pétales, les inscriptions mièvres d’un romantisme dépassé sur les murs, elle aime les bougies qui scintillent tant que les piles fonctionnent, la musique de fond pour lecteur d’Arlequin. Elle aime le jacuzzi près à nous recevoir, la bouteille de champagne que je dépose dans le frigo. Bon sang, on va être bien, là, loin des autres, près de nous, comme si peu ces derniers temps. Une nuit, mon âme contre ma peau et l’an qui meurt, vive l’an à suivre.
ELLE.
C’est kitch.
Nous sommes dans un bonbon pour les amoureux. Des pièces en enfilade pour chaque étape d’une soirée libertine. La table est mise, chandeliers au guet, le jacuzzi prépare ses remous, la température ambiante ouvre les pores et les envies, et sur la table de massage, l’huile attend de reluire les peaux. Tout a été pensé pour que les chairs soient moites. Et dehors, tout autour, le froid dans les arbres est une gaine entre nous et les autres.
Les Autres.
Dans un univers où la nature est interconnectée, l’Homme a toujours jalousé cette communication silencieuse. Il a d’abord, du fond des âges, transmis son savoir par des peintures rupestres, puis avide de traces, il a inventé l’Ecriture et les livres, mais cette transmission verticale n’était pas suffisante. Alors qu’il se sédentarise, il veut que ses écrits voyagent. Et viennent les signaux de fumée, les pigeons voyageurs, le télégraphe, le téléphone. Puis l’Homme créa Internet. Et les Smartphones.
Les Autres.
J’écoute d’une oreille distraite Unchained Melody compilé dans une playlist assortie aux rideaux pourpres du lieu enchanteur, lui, débouche un Chablis de 2013, rien que nous. Nous et les bips de nos Smartphones sur la commode imitation Empire. Les Autres sont là.
Ces bips sont des yeux, des oreilles, ils nous scrutent, affamés de nos vies. Ils regardent dans notre assiette, conseillent, donnent leur avis sur notre avis. A coup de notifications, les Autres envahissent l’air. Cette nuit, dans notre cloître pailleté isolé du bruit du lointain, il n’y aura pas de bip.
Il me sert un verre de ce Chablis aux promesses divines, nos regards se sourient, nos index effleurent l’icône « en mode avion » sur l’écran lumineux.
Nous sommes seuls enfin.
LUI
Elle a raison. Nous ne sommes pas venus nous perdre ici, nous isoler, quand en vérité il s’agit de nous retrouver, nous inventer l’une de ces belles solitudes, ensemble. Je le conçois. J’aime être à elle et sa façon de nous réclamer. Me voilà en « mode avion », moi le geek, comme ils disent, le trépané social. Je passe ma vie dans mes recherches, mon lien à l’autre se trouve souvent là, dans ces outils modernes, les applications, Facebook, Instagram et autres virtualités qui dévorent la moindre minute qui traîne, parfois même celles qui devraient être utiles ailleurs. Je suis de ces gens là, le téléphone en permanence à proximité, en vibration parce que t’as un peu honte quand même d’être au tempo de ces notifications qui tombent. Elle ne me l’a jamais vraiment reproché, je l’aime aussi pour sa patience là où nous divergeons. Alors, dans le même mouvement que ses doigts, j’éteins, je bascule, je réduis cet ustensile bouffeur d’instants à des fonctions primaires telles que l’horloge et le jukebox. Ne recevoir et n’offrir qu’entre nous. Elle a raison tout simplement. Nat King Cole qui tapisse l’air de mots suaves, et langoureux, le doré flamboyant d’un grand vin de Bourgogne dont la première gorgée me ferme les yeux. Il est dix huit heure, le monde est loin, le monde n’existe plus, j’ai envie d’elle. Sa main sous mon pull puis mon pull volant au loin. Ma caresse dans ses cheveux réclame ses lèvres sur ma poitrine. Elle se redresse, j’hôte ses vêtements un à un couvrant de baisers l’épiderme que je dévoile à chaque geste. Je lui dévore la bouche, en réponse, elle enflamme mes sens et les chairs qui les recueillent. Comme souvent, comme nous aimons, la vague reste en suspend. Nous buvons encore, le vin glisse d’une langue à l’autre, réunissant les plaisirs multiples et divers sur les parts de nous qui se mélangent, en un instant qui s’étire. Je remplis à nouveau les larges globes contrariés des verres à vin, l’entraîne à travers les pièces et l’invite à s’allonger pour une séance de massage. L’huile, son corps, ses jambes qui me damnent dans leur écrin en bas de soie rouge, nos mains dérapent, nos désirs trébuchent sur l’intention, cette fois, nous crierons ensemble. C’est dans les spasmes et quelques tremblements que nous glissons dans l’eau bouillante d’un bain à remous aux senteurs exotiques. Nos cuisses qui se chevauchent, le vin au bout des doigts, nos sourires de connivence, nous nous mettons enfin à parler de tout ce qui nous compose, dans un langage de vérité. Les yeux que l’on ferme souvent, les dents que l’on serre parfois, nos craintes et les doutes inhérents à une vie peu banale. Nos peines de temps en temps, ma jalousie tout aussi régulière qu’inappropriée, ses cachotteries, mon besoin de vérité. Nous déversons ainsi nos âmes dans l’oreille de l’autre, dans une conversation bordée d’ivresse et de désirs, puisque nous sommes seuls, puisque l’on s’aime, et se dire vraiment revient à s’aimer plus fort... peut-être. Et à se dire autant, et à s’aimer si fort, dans la vapeur légère de l’eau qui tiédit, elle me saisit en caresse et nous faisons l’amour dans une férocité qui se dévoile à nous, alors que les bourrasques à l’extérieur s’intensifient à hauteur de nos râles, comme si la nature dehors reconnaissait les siens.
ELLE
Les matins d’un premier janvier sont souvent pesants. Soit par les vapeurs d’alcool qui peinent à se dissiper, soit par le harcèlement des « bonnes années » qui vous rappellent que l’année qui s’est close était forcément une année de merde et que la suivante sera meilleure. Imaginez que chaque nouvelle année soit toujours meilleure, nous finirions notre vie dans une félicité divine. Et toutes ces images de petits cœurs et d’angelots balancées pour la forme sont certainement le reflet d’un amour infini qu’on vous porte entre minuit et une heure du matin, c’est touchant tout cet amour condensé en une fraction de temps quand vous en auriez peut-être besoin dans un moment autre. Pourquoi ne pas laisser s’étirer cet amour sur une période plus élastique ? Mais est-ce de l’amour après tout ? Finalement, ce « bonne année », est-ce de l’égotisme ou se sent-on poussé par une force atavique du devoir à accomplir ?
Mais ce matin, je n’ai pas envie. Pas tout de suite. Je veux que se prolonge la nuit dans cet écrin et garder un semblant de plénitude ignorant les probables bips qui s’accumulent silencieusement dans mon téléphone. Il restera endormi.
Et je le regarde lui. Déjà levé quand moi je reste enfoncée dans le moelleux d’une couette chaude. Il s’affaire à ranger nos débordements de la nuit, et je sens l’odeur du café. Il m’apporte toujours le café au lit quand il se lève le premier. Les années passent et lui continue ne me porter le café au lit. Il est des bonheurs qu’il faut savoir goûter à chaque fois qu’ils se produisent, et chaque café bu dans mon confort ouaté est un bonheur que je goûte.
Mais il ne s’agit pas non plus de s’attarder trop, nous devons libérer cet antre des plaisirs en fin de matinée alors, entre quelques pas de danse, des baisers volés et une douche chaude, nous remballons nos effets. Où sont les clés de la voiture ? As-tu récupéré le vin ? Et ton téléphone ? Non ! S’il te plait, ne le rallume pas encore…
LUI
Tu es si belle, ma femme ! Sa jambe qui dépasse d’une couette où elle blottit au chaud tout le reste de son corps. Je sens le vert pâle de ses yeux, virant au gris quand le ciel ne s’en mêle, suivre mes gesticulations matinales. Je m’agite pour oublier qu’il faut partir, quitter notre île, le havre de paix. Premier jour de l’année, premières heures et je rechigne déjà au retour dans la nasse, le tumulte. Allez, viens ! On se casse, on se barre.. ou mieux ! On change les serrures et on les emmerde ! On reste là, à bouffer, boire, baiser et surtout s’aimer jusqu’aux larmes, comme mes pleurs, à l’aube, de trop d’alcool, de trop de plaisirs, de ma crainte perpétuelle, irrationnelle, de perdre l’amour dans tes veines comme à chaque fois que nous touchons au sublime. Comme si la hauteur atteinte montrait en perspective que demain est à construire, puisqu’il n’existe pas, et offre donc tous les champs des possibles, même les pires. Autant que les plus beaux, m’as tu glissé à l’oreille alors que je mouillais ton ventre de ma joue. Elle a toujours su ressusciter mes sourires. Nos sacs dans la voiture, les clés dans ma main, mon téléphone sur le meuble, mort, ténu dans son silence, ça lui ressemble si peu. Il est tentant, le bougre. Retrouver les gens me fatigue, avoir des nouvelles de quelques personnes me chatouille tout de même. Il est là, dans ma paume. L’écran qui s’éclaire comme une invitation. Un petit clic, vite fait, juste pour savoir, juste un et je referme ? Son souffle dans mon cou, ses lèvres qui m’effleurent le lobe et un « non, s’il te plait », qui m’offre un doux frisson. Je le glisse dans ma poche. Elle sait me parler, même par les silences entre les mots. Un dernier regard sur la chambre, un tour d’horizon sur une nuit d’amour, la porte que l’on ferme, l’amour qu’on emporte, des souvenirs sur les draps, des soupirs gravés à fleur de chair, ce fut un joli rêve en réalité. Nous attendons un peu. Pas de nouvelles des propriétaires. Un lendemain de fête sans surprise. Nous laissons un mot de remerciements, les clés sur la porte. Le brouillard sur les cimes, voile humide à la ronde, le froid qui saisit les os, le moteur qu’on allume, le chauffage à son comble pour soustraire au cocon, même étroit, prendre la voiture pour un écho des heures passées, s’enfouir dans le regard de l’autre et se dire qu’au final nos petits paradis prennent forme dans chaque lieu où nous sommes réunis. Premier d’une longue série de virages qui vont s’amonceler devant nous, elle regarde par la vitre et me dit que c’est beau. J’éclate de rire, elle embrasse ma nuque. Nous reprenons la route pour nous blottir chez nous et accessoirement retourner dans la cohue des hommes autour.
ELLE
Et roule le silence vers chez nous. Douce torpeur d’une matinée très froide, le givre s’attarde sur les vitres de la voiture. Et roule le bitume érodé d’une campagne encore éteinte. Je traîne un regard sur les haies qui défilent. Haies d’arbres, haies de portails, haies de vieilles pierres. Et roulent mes yeux sur ton profil sérieux statique et apaisé.
Je laisse aller ma tête en arrière, mes rêves encore sous les paupières. Il me conduit comme on conduit son autre vers l’autel, il me porte. Douce sensation de balancement au creux des reins. Le chauffage commence son effet, je me délie.
Pourtant, j’ai cette sensation progressivement envahissante que l’air se vide. Un air froid qui cingle les bas côtés de la route, un air qui paralyse la vie autour. Nous roulons depuis maintenant une heure sur des départementales oubliées et nous n’avons encore croisé personne. Je lui confie mon impression et il sourit. Les gens cuvent leur réveillon me dit-il. Les gens se traînent au bas de leur lit, remerciant leur partenaire d’avoir visité une pharmacie la veille ! Oui, tu dois avoir raison, même au fond d’un pâturage, ça trinque aux bonnes résolutions !
Nous approchons d’un village, pas bien grand, des maisons aux toits en Lauze, un chien errant, mais pas une âme qui vive. Je boirais bien un café, une petite pause pour réactiver mon sang figé, mais ça ne sera pas dans ce petit village qui n’a levé encore aucun rideau. Nous verrons bien si le temps d’atteindre la prochaine bourgade permettra aux habitants d’émerger enfin. Nous atteignons cette autre bourgade et toujours personne à saluer, ni de café à boire. Je vois bien qu’il sourit un peu moins mon chauffeur, et qu’il sourit moins me serre le ventre. Tu es sûr qu’on est sur la bonne route ? Je veux dire tu es sûr qu’on n’est pas dans une campagne évacuée pour cause de catastrophe naturelle ? Je veux dire tu es sûr que tout va bien là ? Il me répond qu’il ne voit pas ce qui pourrait ne pas aller. Nous sommes le premier janvier, les gens restent chez eux et c’est tout.
Nous continuons à rouler et malgré le chauffage qui ronronne, j’ai froid au creux du ventre.
LUI
C’est dingue ! Il se passe quoi, bon sang ? Je la vois qui gesticule et ces questions m’interrogent forcément. Comme un sombre idiot, je fais le malin mais je n’en mène pas large, en vérité. La pointe du pied sur l’embrayage, j’ai le talon qui tapote le plancher nerveusement. À droite, à gauche, rien dans les ruelles et les avenues centrales, chaque patelin traversé déborde de tout son vide. Il est presque 14h. On tourne en rond sans trouver la moindre piste à s’accrocher. Pas un café, pas une boulangerie d’ouverte, portes clauses et lumières éteintes à tous les étages. Les voitures en ordre, les chats qui traînent, les chiens qui aboient et pas un bonhomme à l’ombre des trottoirs. Petits, grands villages ou hameaux, rien, personne, tu sors de la voiture et tu n’entends que son moteur qui tourne en résonance. Tu coupes le ronron du diesel et le silence t’accable. Les quelques rafales qui glissent sur les arbres en te fouettant le visage d’un baiser glacial, te rassurent presque d’être vivant, selon toute vraisemblance. Elle sort, près de moi, m’attrape la manche et se serre. Reconnais qu’il y a un truc qui cloche, s’il te plait ! Ne me laisse pas devenir folle toute seule ! Ce n’est pas normal, n’est-ce pas ? Et une fois encore je fais mon petit macho de poche. Je suis capable de pleurer sur le ventre de cette femme et pourtant je reste un indécrottable mâle arrogant quand il s’agit des peurs. Nous allons arrêter de nous faire des films de série B ! C’est n’importe quoi ! Le champagne nous court encore un peu entre les globules, on doit être plus imbibé qu’on ne l’imaginait. On s’invente des angoisses de pacotille, là ! J’en sais rien, moi ! C’est peut-être une tradition dordognaise que de faire ville morte le premier jour de l’année. Une vieille superstition ancestrale qui traine dans ces campagnes, aussi farfelue que les processions de la vierge ou la Tomatina de Bunol, en Espagne. Et bien en Dordogne, on se balance le silence à la gueule, on se camoufle à l’autre, on joue les fantômes, un cache-cache monumental. Essaye de crier « Trouvé! » pour voir si ça se rebiffe derrière les rideaux, tentai-je de plaisanter... Pas la moindre esquisse d’un sourire au bord des lèvres. Je sens son angoisse gagner ses profondeurs face au mystère et elle déborde jusqu’à moi. Quelle autre explication, mon amour ? Tu es ma raison, bordel ! Arrête de me faire flipper avec des craintes qui ne riment à rien. Oui, je reconnais que c’est étrange. Mais gardons les pieds sur terre. Il y a forcément une explication à cette pseudo désertification humaine... Elle m’interrompt. Écoute ! Écoute, je te dis ! Nous sommes garés sur une place quelconque, au charme figé de cette Dordogne qu’on aime, la fontaine, les pierres dorées de maisons gracieuses, le lavoir restauré pas trop loin, le son des filets d’eau dans leur chute qu’on perçoit tout autour, puis un crissement de pneus, un moteur qu’on malmène, des vitesses changées à l’emporte pièce, le faisant rugir avant la correction rapide du chauffeur qui lui redonne son rythme en libérant la pédale. Un voiture passe en trombe sur la départementale. Monte ! Je veux comprendre ! Faut qu’on rattrape cette bagnole ! On file à toute vitesse derrière le véhicule qui ne semble pas près de nous attendre. Un virage, un deuxième, au bout d’une rare ligne droite, loin devant, les feux arrière qui scintillent, sûrement pour amorcer le prochain tournant en évitant de se foutre en l’air. On poursuit. Nous arrivons à l’embranchement sans voir où file la route après sa courbe. Je freine à démembrer les roues sur l’asphalte. Par réflexe j’ai ma main sur sa poitrine pour la protéger, elle a les siennes sur le tableau de bord pour se retenir. Nos corps basculent en arrière dans leur siège après avoir été retenus par nos ceintures. Là, au milieu de la ligne blanche, l’autre est arrêté. C’est un homme, le bras tendu vers le ciel ou le sommet des montagnes avoisinantes, qui vocifère, son téléphone dans la main, il tourne en rond la portière grande ouverte. Reste à l’intérieur, il faut que je lui parle, ne bouge pas de là.
Elle est pâle. D’une blancheur que je ne lui connaissais pas. Elle reste les yeux fixés sur le type, obnubilée. Le premier gars qu’on rencontre depuis presque vingt quatre heures est un malade mental ?, laisse-t-elle échapper entre ses lèvres, comme si des mots réservés aux seules pensées avaient fuis par sa bouche sans qu’elle en soit consciente. J’ouvre la porte et tente d’avancer vers lui avec précaution. Ils ont tous disparu, hurle l’étranger sans forcément s’adresser à moi en particulier. Ce mec a un sérieux problème. Monsieur ? Monsieur...! Ne vous approchez pas ! Qui êtes-vous ? Pourquoi vous êtes encore là, vous ? C’est vous qui les avez tous emmené ? Elle est où ma famille, bordel ?!! Et ce réseau, pourquoi je n’ai toujours pas de réseau ? Il n’y a plus personne, je vous dis ! Restez où vous êtes, merde ! Il faut que j’appelle chez moi ! Mais où sont-ils tous passés ? Du réseau ! Il me faut du réseau ! Je n’ai rien le temps d’ajouter. Il remonte dans sa voiture furieusement, démarre et repart aussi vite que nous l’avions croisé. Je m’assois auprès d’elle en refermant doucement la portière. Elle a ses mains sur les joues, la bouche ouverte, les yeux écarquillés. Je reste sans voix, la scène fut simplement surréaliste. Je me ressaisis, déterminé à obtenir quelques chose de plus concret de ce bonhomme déjanté. Nous lui collons au train depuis deux kilomètres quand une lumière, comme un éclair, émane à travers les vitres de son véhicule. Ébloui, je freine à nouveau violemment. Le temps de rouvrir les yeux, nous voyons la Peugeot qui, sans décélérer, fonce droit sur le bas coté et se retourne dans le champ. Je sors, me précipite, cours vers l’accident, les roues tournent dans le vide, une vapeur légère s’échappe du moteur dans l’air froid, je force la portière... et tombe à genoux. C’est elle qui me sort de ma torpeur quand je l’entends derrière moi poser la question qui m’a coupé les jambes : Mais où est-il passé ? L’homme avait disparu.
ELLE
La voiture est vide. Je cherche alentour, je me dis qu’il a peut-être été éjecté, il doit être blessé, je cherche. Il n’y a aucune trace de cet homme, aucune putain de trace de cet homme ! Evaporé dans un éclair, parce qu’il s’agissait bien d’un éclair. Je revois encore cette lueur violente avant qu’il ne quitte la route, tel un flash de vieux Kodak sorti de nulle part. Je suis une femme assez pragmatique, je ne me contente pas de ce que je vois pour m’emballer dans des délires ésotériques, et là forcément, il doit y avoir une explication. Lui, reste coi, il analyse, tourne sur lui-même. Plusieurs fois. Comme si notre disparu pouvait surgir de derrière un arbre, comme si une caméra pouvait se nicher dans un feuillage pour une émission de télévision dépassée. Mais rien ne se passe, seul un silence étouffé par le vent pèse sur nos épaules. Il ne dit toujours rien et je sens la panique courir sur mon épine dorsale, ma respiration s’accélère et dans ma bouche ce leitmotiv en cadence, il est où ? Il est où ? Il est où ? D’un ton sec, il me sort de mon hébétude, c’est bon, ça suffit, je vais essayer de joindre la police ou n’importe qui pour nous évacuer de ce cauchemar ! Il court vers notre voiture, il a l’air désarticulé, il me fait penser à ces ivrognes qui titubent le long d’un mur pour ne pas tomber, lui s’appuie sur les rafales. Je l’entends injurier dans l’air, il s’agite en levant les bras, il ne semble pas capter quoique ce soit entre les chênes et les châtaigniers. Et là, je vois au loin une silhouette. Un homme qui marche sur la lande un peu plus haut, au-dessus de la route. Je crie. Derrière toi ! Regarde ! Rattrape cet homme ! Je me décolle du sol pour la première fois depuis de longues minutes d’hébétement, et je cours vers lui, et vers cet homme, je crie un « Monsieur » étranglé, je flotte sur du vide, ma course me semble au ralenti, mes yeux sont brûlés par le froid, je veux que nous rentrions à la maison, je veux que l’on s’installe sous une couette devant un film, mais s’il vous plait monsieur, répondez-nous.
L’homme finit par nous entendre, il s’approche de nous avec l’air bourru de celui qui ne communique qu’avec ses moutons, il est berger, c’est la première chose qu’il nous dit. Je suis berger. Comme si on devait se présenter par nos activités. J’ai presque envie de lui répondre, j’aime la choucroute. Je suis lasse, mes tempes bourdonnent. Mais je ne dis rien. Nous avons besoin d’aide ! rugit mon amoureux. Il y a eu un accident sur la route et il n’y a plus personne dans la voiture ! Ses mots s’entrechoquent, et il continue de déverser de façon anarchique toute cette fatigue des sens. Vous avez vu des gens vous ? Il n’y a plus personne, personne j’vous dis. Personne sur les routes, personne dans les rues. Et cette voiture là. Il cherchait sa famille, il brandissait son téléphone dans tous les sens, et pouf, plus rien, rien ! Le berger pose sa large main aux paumes cornées sur son épaule. Il faut vous calmer m’sieur dame. Non, je n’ai vu personne. Je vis seul dans ma ferme un peu plus loin. Je pense qu’il vous faut un p’tit café avec une pointe d’eau de vie et après vous me raconterez cette histoire au calme.
Nous le suivons. Parce que nous ne savons pas si nous verrons un autre être humain, parce que je veux ce café.
LUI
Le ciel au défilé cotonneux, le bitume qui s’étire à nos pieds comme un serpent grisâtre au milieu du vallon. Les branches au-dessus de ma tête. Mon regard ne peut quitter les feuilles malmenées comme de frêles cerfs-volants reliés aux mêmes branches. J’accroche ma raison à tout ce que je trouve de palpable, concret, autour de moi. La voix du bourru me secoue un peu les restes et me décroche du marasme où je m’embourbe.
Pose ta bagnole à l’entrée du champ, c’est à quelques mètres, là-bas. Vas pas créer un autre accident. Ça fait déjà un peu trop d’agitation pour moi, tout ça. J’ai l’air d’être les premiers secours ?
Et son rire des cavernes me fait sursauter. Il ne mesure pas l’ampleur du problème, ce con là !
Je me gare et les retrouve pour nous élancer ensemble dans l’ascension d’un chemin à la terre durcie par le froid, aux ornières comme de petites vagues de boue saisies avant l’écume que j’aimais tant effriter entre mes doigts, enfant. On grimpe, on surplombe la vallée. Je regarde à nouveau le monde autour. La Dordogne qui s’écoule après le champ, après la voiture stationnée sur son toit, après nous, là, un peu plus bas. L’eau glissant sur les rives d’un cycle perpétuel. Nous qui venons de perdre le courant docile de notre réalité.
Nos phalanges mélangées se serrent au creux des paumes. Elle tremble dans ma main, mon amour a peur et je suis incapable de la rassurer car je tremble tout autant. Nous marchons encore, trop lentement pour les pas assurés du berger si je me fie au nombre de fois où il se retourne. Il y a une forme de compassion dans son regard. De ces yeux que l’on porte sur un monde qui ne va nulle part mais qui s’y précipite dans une allégresse inconsciente. Il semble nous accueillir ainsi, comme des égarés de cette humanité qu’il fuit pourtant avec ténacité. Il avait bien fait le tour de l’accident et promené son regard sur tout le champ, vérifiant ainsi nos allégations, mais la disparition du conducteur ne semblait pas perturber plus que cela ses évidences.
La pente s’adoucit légèrement quand nous voyons apparaître, entre les arbres, camouflée, une maison à nef et bas-côtés, à la charpente immense. L’emplacement des ouvertures sur la façade de grès et de schiste dessine la distribution intérieure. Dans la moitié gauche, la partie habitation, soulignée par la haute souche de cheminée dont est percé le versant; dans la moitié droite, la partie grange. Au-dessus de la porte d’entrée en bois épais l’année mille neuf cent un, gravé dans le cadre de pierre taillée, semble se dissoudre lentement au fil des décennies. Rien n’est éternel, pas même la roche.
La lumière pénètre la demeure par stries poussiéreuses traversant les quatre carreaux de fenêtres qui semblent minuscules dans l’épaisseur des murs. Pierres apparentes et poutres de bois noble, si ce n’était les circonstances, j’aurais demandé si la bâtisse n’était pas à vendre pour finir mes jours avec elle dans un lieu comme nous en rêvions. La chaleur du foyer où un feu dévore lentement quelques bûches amoncelées nous soulage instinctivement des angoisses de surface, mais il en faudra plus pour les nœuds dans le ventre.
Installez-vous, je lance un café et vous me racontez votre aventure.
C’en est trop pour moi. Une montagne de questions sans réponse et les heures qui défilent. Je n’ai pas l’intention de m’engouffrer dans la folie sans me débattre un temps soit peu. Je sors mon téléphone. Je regarde mon aimée enfoncée dans un fauteuil club, les bras sur les accoudoirs élevant ses coudes au niveau des épaules, emmitouflée dans son blouson malgré la douceur intérieure, ses yeux voyageant entre mon visage et les flammes. Je vais te rassurer, mon amour, je vais trouver une explication à tout cela. Repose-toi sur moi, s’il te plait, compte sur moi, crois encore en moi, je vais nous sortir de là.
Et merde ! Je ne capte toujours rien. Mais c’est quoi ce pays sans déconner ?
La voix de notre hôte résonne du fond de la pièce pour me répondre d’un air amusé.
Par ici, mon gars, y’a qu’un opérateur qui passe et encore, c’est dans des bribes d’espace, quelques coins précis ou entre deux virages sur la route en bas, c’est comme ça sur les dix kilomètres avoisinant. Question de densité de populace, je suppose. Écoute, respire un peu mon grand, assieds toi, j’ai dû ranger le mien dans un de ces tiroirs. Je mets à charger ce truc que je n’utilise jamais, le temps que nous buvions notre café et j’irai au vieux chêne là-bas sur le chemin pour passer ton coup de fil. Maintenant racontez donc.
Alors qu’il sort un Nokia qui ferait office d’antiquité pour un ado autant qu’un téléphone à cadran pour moi, je trempe les lèvres dans son breuvage. La gniole qui est à peine recouverte par le gout de caféine me fait plisser les paupières. Les joues de ma belle reprennent une teinte rosée instantanément.
La vache ! Je ne sais pas d’où vient cet arabica mais l’eau de vie est maison, y’a pas de doute !
Le choc la réveille doucement et elle commence à conter notre chemin jusqu’ici. Ses sentiments, ses émotions, ses impressions lancinantes, mes doutes, puis les faits, le vide des rues et des fenêtres, les villages morts et les âmes disparues en achevant par l’accident.
L’homme écoute patiemment appuyé sur le manteau en calcaire de la cheminée en tisonnant les braises.
Je ne vois jamais personne ici, si ce n’est Josiane qui passe une fois par semaine me porter mon pain et quelques courses, par sympathie, par amitié, parce qu’elle sait que je ne suis bien qu’avec mes bêtes et que le monde m’ennuie. J’espère qu’elle va bien, glisse t-il dans un murmure au milieu de sa phrase. J’avoue que la voiture à la renverse sans personne au volant ou autour me trouble un peu. Pour le reste, vous ne semblez pas être des farfelus, je veux bien croire sur parole cette histoire rocambolesque. Restez au chaud, je vais passer quelques coups de fil pour voir de quoi il retourne exactement, dit-il en enfilant son gros manteau fourré.
Il est intrigué et se questionne, nous lui semblons un minimum crédibles, enfin !
Elle se lève, se colle à moi alors que je nous sers un autre café sans option « tord boyaux ». Nous le suivons des yeux à travers la fenêtre.
Mais quand va finir ce cauchemar ? Ça fait quand même du bien de parler à quelqu’un. J’espère qu’il va arriver à...
J’entends la tasse qui éclate sur le plancher.
Je lève la tête. Dehors, sous le grand chêne, le visage du berger contorsionné par une douleur étouffée, son téléphone collé à l’oreille, l’autre bras qu’il tend vers la maison, vers nous, ses veines qui grossissent striant la peau de son cou, de ses joues, de son front, de lisérés bleutés. Ses yeux qui semblent vouloir fuir un corps qui se disloque. Un éclair de lumière le traverse. Nos yeux qui se voilent. Seul reste l’arbre majestueux aux branches solides ondulant lentement dans le souffle de l’air. L’homme n’est plus.
Coupe ton putain de téléphone, bordel de merde, éteins moi ça tout de suite ! Me hurle-t-elle alors que je reste tétanisé.
ELLE
Il a dit qu’il y avait du réseau sous le grand chêne. Il s’est évaporé sous le grand chêne. Je repense à cet homme qui tentait de joindre sa famille en balayant l’air de son téléphone et je revois ce même éclair l’annihiler, envoyant sa voiture dans le décor. Tu dois remettre ton téléphone en mode avion ! Tant que nous ne saurons pas ce qui se passe, tant que la peur me dominera, tant que personne ne viendra nous dire que le monde n’est pas devenu fou, tu dois garder ton téléphone en mode avion. Je me laisse tomber dans le fauteuil club, il n’est plus aussi accueillant et le café est froid. Il piétine autour de moi, il a ce regard de biais qui dit son inquiétude, je sens qu’au-dedans ça s’agite, qu’il fait tourner une multitude de scénarii prosaïques. Je jette au sol mon café froid. J’ai vidé ma tête, je m’éloigne doucement d’une réalité qui m’est inaccessible. La bouteille d’eau de vie est toujours sur la table, ça sent la poire. Des images d’alambics, des secrets de cave, de repas qui s’étirent me plongent un peu plus dans ma léthargie. Ma grand-mère me manque. Je remplis ma tasse de cette poire. Il rompt mon silence cataleptique. Bon sang ! Comment joindre quelqu’un maintenant ? On fait quoi ? On va vers Sarlat ? On essaie de trouver un poste de police ? Je le regarde et me ressers une poire. On dirait bien que la journée va être très froide, il y a du givre sur les vitres. Il continue. Je te propose qu’on reprenne la voiture. On met nos téléphones dans la boîte à gants pour éviter un réflexe malheureux. J’acquiesce. Il est beau quand il fronce les sourcils, j’ai envie de le prendre dans mes bras. Je vide ma tasse et la remplis. Il prend mon téléphone au fond de la poche de mon manteau. C’est un manteau doublé que m’avait offert ma mère, j’ai eu la bonne idée de le prendre pour ce voyage, l’hiver ne nous épargne pas. Il ouvre la porte et le vent s’engouffre dans la pièce, j’ai un frisson qui me glace la nuque et ma tasse est vide. Je comble ce vide. Il va à la voiture, je ne le vois plus. Une douce sensation vaporeuse s’enroule autour de mon corps, j’ai moins froid et je me sens flottante. Il revient en claquant la porte. Voilà ! Les portables sont enfermés ! Allez, lève-toi mon amour, on y va.
Je lui souris.
Tu prendras bien un verre avant de partir ?
LUI
Clairement, on n’est pas près de partir.
Je rajoute une bûche dans le foyer, saisis sa tasse et me brûle le gosier d’une traite.
Elle remplit à nouveau et s’enfonce dans le fauteuil.
Nous ne nous frôlons pas, ne nous touchons plus depuis la lueur qui a emporté... on connaît même pas son prénom à ce type ! On garde une distance l’un envers l’autre parce qu’on ne sait pas, on ne sait rien. La magie fascine les hommes parce qu’elle nous bouscule dans nos réalités et on aime être dérangé dans nos évidences tout en gardant à l’esprit qu’il y a un truc, une trappe dérobée, une manche qui traine, notre attention détournée. Mais là...! Ce ne sont plus des enfantillages, là ! Tout devient suspect. Les gens ne disparaissent pas ainsi, jamais, personne ! J’ai peur de l’approcher, qu’elle me glisse entre les doigts, qu’elle disparaisse à son tour. J’ai peur de te perdre, bon sang ! Et je fais quoi, moi, dans ce monde de merde sans toi ?
Ok, je me ressaisis. Elle a parlé des téléphones, du réseau, c’est une piste évidente. Les nôtres sont loin à présent. De ce côté là, c’est réglé. Mais ça ne répond pas à nos questions.
Est-ce que les gens sont morts ? Disparaissent-ils simplement ? Avons-nous assisté à une téléportation qui a mal tournée ? Et merde... Je raconte n’importe quoi. De toute façon, ce que l’on vit depuis ce matin de premier janvier ne rime à rien ! Ça n’a aucun sens !
Je m’active un peu. Comme à mon habitude, me mouvoir pour réfléchir ou prendre la distance. Il est vraisemblable qu’à ce rythme dans une heure on sera saoul. Autant s’organiser pour cette nuit. Chaque jour suffit sa peine, et pour dire vrai, j’en ai assez pour aujourd’hui. Je force un peu mes craintes difformes en caressant ses cheveux au passage alors que je me lance dans une visite des lieux.
Le salon immense où nous nous trouvons détouré à la pierre taillée, à la charpente de troncs entiers, arrachés certainement à forêt avoisinante il y a plus d’un siècle; le plancher robuste, posé au cordeau, offrent à ses hôtes un sentiment de sécurité immuable, de refuge solide, une mère de roche et de bois qui prendra soin de vous. Au cœur de l’espace, une longue table de chêne brut rehaussé de deux bancs de même facture, à l’artisanat maitrisé. Un vaisselier d’une autre époque, d’avant guerre, mais laquelle ? Et la faïence dedans illustrée d’un turquoise passé. Les fenêtres autour de l’entrée, la cuisine à l’autre bout de la pièce, glissée dans une alcôve sans porte. A droite de la cheminée, un couloir qui s’enfonce, une salle de bain à la baignoire en acier émaillé, sur pied, une chambre, vide, poussiéreuse, une autre, grande, lumineuse avec son ouverture qui donne sur l’arrière du bâtiment et les champs qui s’étirent au couchant. Un lit ancien, comme tous les meubles ici, au matelas haut, un duvet épais comme deux hommes et la tête sculptée, gravée, imposante sur laquelle repose deux oreillers. La buée sur les lèvres, j’allume le poêle à pétrole pour réchauffer là où nous nous blottirons. Une odeur d’essence en combustion se répand doucement.
La porte en face donne sur un cellier faisant le lien avec la grange.
Je retourne vers le silence légèrement effrité par le crépitement du bois, près de ma douce qui ne quitte pas la flamme des yeux, la tasse vidée dans sa main, un jambon entier sous mon bras et une nouvelle bouteille de gnole au goulot verrouillé par une cire rouge, épaisse.
Ce soir, c’est Byzance, mon amour ! Viens là qu’on étouffe ce qui nous perdra peut-être demain, dans l’alcool et la viande pour retarder la somnolence.
Je découpe de larges tranches dans la chair, retire le gras qu’elle déteste pour qu’elle pioche sans se soucier, je nous sers des rasades d’eau de vie et me tourne enfin vers elle. Elle sourit, de toutes ses lèvres qui me disent je t’aime en s’ouvrant ainsi, se lève doucement, retient un vertige à mon bras, pose un baiser sur ma nuque, son souffle est mon frisson.
J’emporte sa bouche, la dévore. Cette proximité avec l’étrange et peut-être la mort nous plonge dans une urgence de vivre. Je la soulève, la déshabille avec voracité, nos lèvres mélangées. Alors que nos sexes fusionnent, elle allonge son corps sur le chêne lisse sans que nos regards ne se quittent. Elle cambre ses hanches et nous oublions que la planète est vide, nous la remplissons de nous, à cet instant, tout l’espace nous appartient, nous nous répandons dans les spasmes et les cris, jusqu’à jouir dans nos yeux.
Je m’effondre sur son corps qui tremble, elle murmure à mon oreille :
Amour, et si nous étions les derniers ?
Ma femme, nous referons le monde, tu seras ma seule humanité.
ELLE
La nuit s’écoule dans un sommeil agité de rêves d’abysses aspirant ma moelle, de rêves de grand vertige tout là-haut près de satellites brillants, la nuit s’écoule dans la sueur. Au dehors, le vent.
Dans un silence qui devient oppressant, j’ouvre les yeux quand lui me sert un café. Il doit être très tôt, la lune éclaire encore la chambre que je découvre alors, libérée de mes vapeurs alcoolisées. C’est un lieu d’un autre temps, une pendule est arrêtée, un vieux Voltaire appuyé contre a perdu de sa superbe. Le plafond est latté de bois, la tapisserie m’agresse de ces fleurs jaunes démesurées sur un fond vert sapin qui rend nauséeux. Mais sous cet édredon je me sens à l’abri.
Il faut partir.
Je rassemble quelques affaires, de quoi manger sur la route, un reste de poire pour le souvenir. C’est étrange de parler de souvenir quand peut-être nous n’en aurons plus besoin. Que trouverons-nous à Sarlat ? Encore le même vide ? Encore des doutes et des questions qui resteront sans réponse ? Ou juste la fin de tout. Nous devons le tenter quand même, me dit-il de sa voix traînante, lasse sûrement. Je monte dans la voiture. Je suis si fatiguée. Il démarre et redescend le chemin qui hier encore nous laissait l’espoir d’une réponse. La route est là, il met son clignotant pour tourner à gauche, si j’en avais la force je sourirais, pourquoi mettre le clignotant ? Il n’y a plus que nous et le vent. J’ouvre distraitement la boîte à gants. Ils sont toujours là, les téléphones. Ils prennent tant de place, ils me semblent démesurés. De vulgaires objets dont l’Homme s’est fait le grand compagnon, une greffe vitale, un parasite qui lui aura pris toute sa substance. Je prends le mien. Qui m’aura souhaité la bonne année ? Qui que ce soit, il n’existe plus. Ma mère, ma sœur, les personnes qui font mon monde ne sont plus. Je tape machinalement mon code. Lui a le regard fixe qui traverse le pare-brise et par-delà même est-il déjà dans les rues de Sarlat se demandant ce qu’on y trouvera. Je regarde cette icône verte qui me crache son mode hors ligne. Si j’appuie maintenant, je n’aurai plus le bruit du vent. Je rejoindrai ma mère, ma sœur, les personnes qui font mon monde. Je ne serai plus fatiguée.
J’appuie.
LUI
Recherche de réseau...
Bordel !
Je pile. Les pneus glissent sur l’asphalte dans une traînée noire. Le téléphone lui échappe des mains, glisse sous son siège. Je me jette en avant, à travers ses jambes, je fouille à tâtons, frénétiquement. Entre une vieille bouteille de Badoit et une ancienne facture du garage, je sens l’objet glisser entre mes doigts. Une gifle me déchire la joue puis un coup sur la nuque, mes cheveux que l’on tire, une colère effroyable qui s’abat sur moi. Je ne sens rien, je ne veux rien sentir. Et pendant qu’elle déverse ses peurs, sa colère, sa frustration, sa réalité et toute son horreur sur moi, je capture enfin son samsung, me redresse en appuyant frénétiquement sur le bouton latéral et vois l’écran s’éclipser.
À nouveau droit sur mon siège, je regarde la route, cette putain de verdure qui n’en finit plus. Je reprends mon souffle en essayant d’affronter son regard. J’y vois des ténèbres de peines éclatant sa pupille au milieu des larmes. Ses phalanges, cette fois, me fendent la lèvre. Je reste dans mon mutisme alors que j’essuie le sang qui perle dans ma barbe d’un revers de manche et avale doucement le flot qui se déverse dans ma bouche. Un instant de calme, suspendu dans l’air vicié par la tension palpable, je me tourne à nouveau vers elle, celle que j’aime plus fort que cette douleur qui s’étend sur mon visage et sûrement au-delà. Je sais qu’elle pourrait me briser jusqu’à l’âme que je ne broncherais pas. À cet instant, lire dans mes yeux tout cet amour lui devient insupportable. Elle voulait fuir, je l’ai fait trébucher. Elle était prête à partir dans un total abandon, mes sentiments égoïstes l’ont privée de cette liberté. Je me déteste de l’aimer à ce moment précis.
L’équilibre des forces s’évapore en quelques secondes. Sa fureur redouble en frappant des poings mon épaule.
Laisse-moi !! Laisse-moi partir !
Ses hurlements me cisaillent le ventre plus férocement qu’une lame. Puis ils se noient, s’étouffent, se tordent dans sa gorge qui se serre, guidés par des sanglots remontant des abysses où l’on enfouit nos plus noires pensées. Les coups se perdent dans le vide. Je veux la prendre dans mes bras. Elle se débat encore avec la vigueur de la proie qui se résigne. Contre ma poitrine serrée, ses larmes me brûlent et me déchirent les mots avant que je puisse les prononcer. Je me tais et j’enlace, fort.
Je caresse ses cheveux doucement. Je sens ses doigts qui retiennent mon bras. Elle n’est que tremblements et soupirs.
Mon amour, mon âme... Reste avec moi, je t’en prie.
Oublions Sarlat, arrêtons de courir vers le vide de sombres inconnus. Il nous faut affronter notre réalité à présent. Plus nous avançons, plus nous nous inventons des doutes. Si l’on veut prendre pied dans ce monde qui s’effondre, nous devons aller sur nos terres, retourner chez nous, voir là où ceux que nous aimons vivaient encore. Arrêtons de chercher à comprendre. C’est la raison que l’on va perdre. Nous ne pouvons pas être les seuls, c’est impossible. D’autres y ont forcément échappé. Retrouvons-les. Et si je me trompe, ma femme, ma tendresse, ma force, soyons seuls ensemble.
Je n’ai pas revu son visage de tout le trajet. Les mains collées entre ses cuisses, la tête en avant, ses cheveux la recouvrent comme si la lumière avait su prendre une part d’elle en la laissant près de moi.
Puis mon égoïsme qui reprend le dessus. Suis-je si insignifiant pour envisager cette traversée seule ? Je tape de la paume sur le volant, perdu dans des tergiversations qui me sont propres. J’ai le désespoir à fleur de peau, aussi, mais ta vie plus que nulle autre. Je n’ai pas besoin de toi pour respirer, me nourrir, marcher, contempler, m’assoupir sous un hêtre ou courir dans la vague, non ! Mais le vivre sans toi n’aura jamais le même parfum. Oui, nous avons perdu de notre chair dans ce nouveau monde. J’en suis triste à en défaillir. Mes fondements pourtant ne tiennent qu’à ta présence. Ce que tu es me transcende. Je t’en veux d’oublier et je t’aime.
Nous avons traversé la désolation comme le dictionnaire ne saurait l’inventer. Définir le vide au milieu d’un monde par la seule absence des hommes est comme la notion de l’infini pour nos pauvres consciences, c’est quasiment inconcevable. On comprend le concept mais la perception nous échappe. Les champs, les forets, les villages, l’autoroute, la station service, l’aire de repos... Vides. Tout est pourtant là. Les voitures en stationnement, les feux tricolores, les enseignes qui défilent leur slogan. Tout, mais personne.
Elle s’est mise à fouiller les ondes. La radio n’offraient qu’un bruit rose entêtant. Nous entrons enfin dans Albi. Le monde urbain offrait un spectacle bien plus chaotique. Quelques voitures sur les boulevards chevauchaient les trottoirs. Les fêtes en ville sont d’un tout autre registre. Ça devait klaxonner à tout va en souhaitant bonne année au téléphone. Pour le coup, le volant était moins dangereux que le kit main libre.
Dans les allées, des détritus, restes sordides de verre, de nourriture emballée, et les chiens qui éparpillent les papiers gras. Entre les branches d’arbres des grandes avenues et le vent qui fait rouler les déchets, l’incessant espoir déçu dans chaque mouvement nous usent les sens. Sur les hauteurs du village qui surplombe la cité, nous retrouvons notre demeure. L’après-midi débute et l’impression qu’une année entière a déjà défilé sur nos épaules. Sans prendre la peine de décharger la voiture comme à chaque retour de vacances digne de ce nom, nous entrons précipitamment pour retrouver le bonheur simple et rudimentaire d’un endroit inchangé, d’un lieu où nous avons nos marques, d’un espace inviolé par les troubles du dehors. Nos choses à leur place, nos photos sur les murs, les êtres qu’on aime tout autour, ne serait-ce qu’en image. Elle pose sa main sur ma joue alors que je referme la porte. Je crois lire pardon sur ses lèvres. Je n’ai rien à pardonner. Nous sommes perdus cote à cote. Accrochons-nous à ce rocher.
Je vois les cernes sous ses yeux. Des larmes que je retiens dans les miens. Il faut que je trouve quelques chose.
Cette nuit, je ferai un brasier dans le champs. Nous ferons savoir que l’on existe. Avec un peu de chance, notre solitude sera plus nombreuse.
Elle me serre la main doucement. Un sourire peut-être. Elle monte s’allonger.
A mon tour de trembler.
ELLE
L’amour, c’est moche. L’amour, c’est laid.
Cet égoïsme partagé en un Nous qui n’existera jamais. Une entité obscure que l’on s’invente. L’autre, cet écho de soi dans un monde qui ne nous ressemble pas. Une dystopie affligeante sur l’aveuglement, où la sueur se prétend miel. Il croit m’avoir sauvée avec son geste alors que je suis déjà auprès des miens à l’intérieur. Aimer n’est-il pas aussi laisser partir ? Je ne fuyais pas. Je rejoignais. Même si je ne crois en rien, juste après, j’aurais été où ils sont, qu’importe l’endroit. Je n’avais aucune crainte. Rien ne peut être plus sombre que ce vide immense. L’amour ne sera jamais rien d’autre que ce que l’on partage. Ma vie, elle, reste entre mes doigts. Personne, pas même lui, que j’aime tant, n’a le droit de la soumettre.
Après la léthargie, la colère infuse dans mes veines. Mes yeux s’agitent sur un plafond qui m’oppresse. Je me lève. Un déca dans la cuisine avec son demi-sucre. Une cuillère qui les mélange bien plus que nécessaire. Je le regarde amonceler du bois dans le champ qui surplombe la ville, à l’horizon de nos fenêtres. Pourquoi se débat-il ainsi ?
Il était beau cet homme que j’ai aimé. Je vois à présent les ombres et les ridules. Lui qui me rabâchait que l’amour libère... m’a prouvé finalement qu’il n’est que la litote de possession. Je n’appartiendrai jamais à personne. Ma liberté ne te ressemble pas.
Un bruit, derrière moi. Sur la table nos téléphones côte à côte, faces contre bois. Le mien éteint. Le sien vibre, en petites alternances arythmiques. Je reste tétanisée. Encore une autre. Puis une autre. Malgré moi, mes jambes me portent jusqu’à tendre la main. Je touche le dos de l’appareil et sursaute alors qu’il frémit une énième fois. Je l’attrape entre deux avec précaution. Le retourne. L’écran est noir. Sans son empreinte je ne peux l’ouvrir. Une nouvelle notification illumine la surface. Alors que je lis, mes genoux abandonnent mon corps tout entier à la gravité : Le temps viendra pour toi aussi !
Il est encore en mode avion.
Je sens sur ma joue blanche le froid des tomettes rouges flammées avant de perdre connaissance.
LUI
D’un doigt courbe, dans un geste respiré, je dépose doucement le diamant sur le sillon.
1957, quelques craquements entre-ouvrent le silence puis débute Autumn Leaves, Miles Davis caresse la pièce toute entière, Cannonball Adderley répondant au saxophone dans cette magistrale ré-interprétation des « Feuilles mortes ». Prévert et Kosma n’auraient pas renié.
Les frères Jones, Hank au piano, Samuel à la contrebasse et Art Blakey aux baguettes. La folie d’une époque où l’on parvenait encore à faire entrer autant de génie dans le même studio pour offrir au monde de la pure magie. Il n’y a que le sexe et les vins précieux pour me fermer les paupières de cette façon. Je crois entendre Montand réciter le poème sur ces notes de jazz.
« Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, tout doucement, sans faire de bruit »
Je l’ai allongée sur le canapé avec précaution. Une couverture, un coussin. J’ai lancé le feu dans la cheminée. Un hématome sur le front. Elle s’est vraisemblablement effondrée. Que s’est-il passé ? Un peu de crème et un gant froid sur sa bosse qui vire au bleu. Mes doigts dans ses cheveux. Elle respire dans une paix qui dénote de l’agitation dont j’ai fait preuve en la trouvant étendue sur le sol de la cuisine. Le vinyle qui délivre du bonheur sur notes m’aide à retrouver le calme nécessaire. Si tu pouvais arrêter de me faire des frayeurs, mon ange, je gagnerais peut-être en lucidité.
Love for Sale, le piano qui ouvre aussi doucement que ses yeux. Puis le sursaut, l’agitation, la panique concentrée sur mon bras qu’elle serre jusqu’à la douleur. Je ne m’échappe pas pour autant, qu’elle retrouve un appui dans le réel.
Je suis là, mon amour. Calme toi, s’il te plait. Que s’est-il passé ?
Le saxophone déverse avec dextérité ses notes autour de nous comme ses mots jusqu’à mon oreille. Mes émotions schizophrènes se bousculent à l’intérieur. Elle retrouve ses esprits en l’ayant peut-être perdu. Je ne comprends pas. Je vais chercher mon téléphone. Ses yeux regardent l’objet avec la crainte comme des cernes. Je te confirme qu’il est toujours en mode avion. Il n’y a aucun message nulle part. Regarde par toi-même !
Elle repousse de sa paume ma tentative. Détourne la tête.
Tu me crois folle, c’est ça ? Des sanglots entre les mots.
Je dis juste que c’est étrange. Au point où nous en sommes, il va peut-être falloir arrêter d’être surpris.
Du vin dans nos verres, le bois se fend dans l’appétit de la flamme, la musique qui comble tout ce que nous n’arrivons plus à nous dire.
Une vibration dans la poche retient le verre que j’approchais de mes lèvres et mon souffle par la même occasion. Elle l’entend, recule au fond du canapé, se met à trembler de toute son âme balbutiant des « non, non ! » qu’un hasard malsain dépose sur les accords de contrebasse.
Je le saisis, « Le temps viendra » s’affiche en notification. Je jette le téléphone sur la table basse. Je regarde autour de moi pour essayer de trier les pensées qui s’agglutinent. La box qui clignote. Bordel ! Le wifi ! Je me suis connecté automatiquement en rentrant à la maison. Mais nous aurions dû disparaître ! Vraisemblablement, seul le réseau a cet effet sur les gens. Je reprends l’IPhone, il faut que je me lance. Elle se mord la lèvre jusqu’au sang. Je reste en mode avion et tente de lancer internet. Rien. Facebook, Instagram, rien. Le monde est éteint jusqu’au virtuel. Je coupe les ondes.
C’est terminé, mon âme. Quoique ce soit, ça nous foutra la paix à présent. Il faut qu’on trouve d’autres survivants pour nous organiser ensemble. On ne peut être les seuls.
Je la couvre à nouveau. Ajoute un rondin au foyer. J’enfile mon blouson pour affronter le froid et la nuit. Un peu d’essence et le bûcher s’étire violemment vers un ciel qu’il ne saurait atteindre. Le champ tout entier s’illumine dans des nuances orangées. La chaleur sur mon visage, la ville morte sous les yeux. Les réverbères tissent doucement les rues de lumière. Et le silence que l’on cherchait tant, avant, dans nos vies trépidantes, me dévore aujourd’hui la moindre part de sérénité. Quelques aller, retours à la maison pour veiller sur son sommeil agité. J’entretiens notre phare de fortune jusqu’à l’aube. L’océan du vide ne semble vouloir libérer aucun navire. Seul ce vent perpétuel m’accompagne et traîne tout autour les particules incandescentes. Demain, je recommence.
ELLE
Une semaine.
Une semaine qu’il sent le bois et la fumée.
Une semaine de ses mains couvertes d’échardes, d’entailles qui ne cicatrisent pas. Chaque jour les branches mortes s’entassent plus haut que la veille. Chaque nuit, un feu plus grand pour n’éclairer personne.
Il s’échine dans ses illusions. Je préfère rester à l’intérieur.
Moi, qui conspuais le monde et son hypocrisie sociale, sa fallacieuse communication maquillée d’intentions. Tout le monde attendait en permanence quelques chose de quelqu’un, tout le temps. La relation saine n’était que trop rare. Un théâtre permanent qui m’étouffait quand, d’une empathie maladive, je ressentais l’autre et tout le faux qui l’animait. Me voici aujourd’hui, perdant la raison dans une prison de solitude qui me ronge jusqu’à la moelle.
Lui est là, certes. Mais l’équilibre tient à peu de choses. On ne peut se reposer sur un seul être. Même absents, les autres, ceux qui comptent, la famille, les amis, étaient toujours palpables, vivants, présents quelque part et sans se l’avouer, ça rassure. Un seul pilier ne peut tenir un édifice. Nous ne sommes pas dans un conte de fées. À toi seul mon amour, tu ne peux combler le vide que leur disparition m’invente à l’intérieur.
Comme Adam et Ève ont dû se faire chier ! Fais péter la pomme, putain, qu’on fasse bouger un peu !
Non, parce que l’amour, la baise, la bouffe, la lecture dans les interstices, tout ça enrubanné par une odeur permanente de cendres froides... je sature !
Il est rentré à l’aube de cette journée avec le regard plus éteint que jamais. Les yeux rougis d’un sommeil à l’agonie et les vapeurs de carbone, il a murmuré en se blottissant contre moi.
Combien j’aime cet instant. La colère me ronge encore, mais de tous les hommes qui ont jalonné ma vie, des quelques amants qui ont touché ma peau, sa main seule me pénètre au-delà des surfaces. On ne croit jamais nos grand-mères et leurs histoires sur cet Autre qu’on ne rencontre qu’une fois. L’amour et ses légendes perpétuelles. Puis il débarque dans ta vie. Tu t’y refuses tellement c’est beau dans l’absolu et que le beau, on s’y attache et m’attacher c’est me retenir, me retenir c’est briser mes ailes, briser mes ailes c’est me tuer. Pour lui j’ai dû m’éteindre un peu. Notre amour en porte les stigmates.
Nous devons partir à présent. Ça ne sert plus à rien. Voyageons ! Don Quichotte, les moulins et tout le tralala...
Dans deux minutes tu me compares à Dulcinéa ? Je te rappelle qu’elle était moche !
À ses yeux, elle était la plus belle au monde !
Où veux-tu que l’on aille ?
J’en sais rien ! Prenons la route ! Toulouse, Bordeaux, Paris, Berlin, s’il le faut ! Plus c’est grand, plus nous aurons de chances.
Je vais te suivre, mon homme. Non parce que ton espoir est contagieux mais parce que si j’ai du bonheur à voir renaître ce sera entre tes bras.
Il serra nos corps dans la passion qui lui ressemble tant.
On prépare les valises avec le tâtonnement des débutants, quand c’est pour toujours, tu réfléchis à deux fois, un peu plus peut-être.
On part demain au petit jour, mais ce soir j’ai une surprise pour toi, me dit-il, ses mains sur mes hanches.
Il me fait monter dans la voiture, direction l’autre bout de la ville. Il a remis nos deux téléphones dans la boite à gants. Je le regarde, un haussement d’épaule me répond.
Nous sommes presque à sec. Faudra qu’on trouve un moyen pour braquer une pompe d’ici demain.
Nous passons les grilles immenses d’un hôtel cinq étoiles sur les rives du Tarn. Il fracture l’entrée. Me prend par la main, nous rions comme des enfants pour la première fois depuis des jours, en traversant le vestibule, le grand salon, l‘alcôve privative pour finir dans une cuisine aux proportions démesurées. On fouille, on éventre, on brise sans trop s’en excuser. Du foie gras, des truffes, du fromage, il trouve la chambre froide, du bœuf de kobé à l’intérieur. Il relève ses manches, me préparant un repas de rois. Autant je déteste mettre la main à l’ouvrage quand il s’agit de cuisine, autant mes papilles ne demandent qu’à être flattées. Il est beau quand il s’affaire pour me faire du bien. Ses mains habiles, un savoir faire qu’il sort d’on ne sait où et les odeurs d’oignons qui commencent à se répandre. Il a débouché une bouteille de vin. Je me promène avec mon verre dans un château qui est le nôtre pour quelques heures. Je fais le tour des couloirs, emprunte quelques escaliers, me perds un peu, me retrouve quelques fois, je déambule en appréciant un autre lieu, d’autres odeurs. Son idée de voyage m’a redonné le goût d’avancer. La perspective de vivre malgré tout devient tentante. Il me fallait le temps pour accepter.
Je perçois une musique sourde. Je suis les harmoniques pour revenir à lui. La table est mise sur une nappe blanche, le chandelier dressant fièrement six bougies à la flamme dansante. Il tire ma chaise. Il me fait la totale.
Les pavés de bœuf saignants, une purée à la truffe, c’est une perfection.
Savais-tu que l’animal que tu manges a été nourri à la bière et massé au saké ? Mon rire a retenti dans toute la pièce. Son air dépité m’a fait comprendre qu’il était sérieux. Je l’embrasse pour me faire pardonner.
Le vin dans mon verre est tout autant exceptionnel. Je regarde l’étiquette. Château Margot 1990 Premier Cru Classé. C’est un nectar qui sublime le repas.
Il ouvre une deuxième bouteille, puis une troisième, nous sommes ivres, nous dormirons dans une Suite, nous oublions presque la folie de la situation. Il prend mon bras, m’invitant à me lever sur les premières notes de la valse des fleurs de Tchaïkovski. Le bonheur dans le ventre, les vapeurs d’alcool millésimé, l’euphorie, nos rires, ses larmes de m’aimer, mon amour plein les yeux, on s’emporte, on tourne, on vire, on exulte en oubliant le vide... On tourne, on tourne, on tourne !
Je trébuche sur un tapis, je perds l’équilibre, il ne peut me retenir, je percute un meuble et m’effondre sur une table basse en verre.
Un peu sonnée, j’essaye de me redresser lentement alors que je l’entends appeler au ciel lui qui ne croit qu’aux étoiles.
Oh mon dieu ! Oh mon dieu !
Je ne comprends pas immédiatement. Puis la chaleur sur ma cuisse, le vertige qui s’accentue, le goût de fer dans ma bouche, une envie terrible de vomir mes tripes et tous les sens qui s’agitent. Je commence enfin à comprendre alors que de sa ceinture il fait un garrot sur le haut de ma jambe. Un tronçon de verre a perforé ma cuisse au niveau de l’artère; On se vide de son sang plus vite qu’on imagine.
LUI
Tout autour l'espace se rétrécit. Son sang inonde le tapis en arabesques funestes. Mes mains s'agitent sur sa peau, glissent sur le liquide visqueux. Je pense à la houle sur les plages désertées quand les journées sont trop courtes, une mer au goût de fer balaie le rivage de sa cuisse, la vague s'écrase et ne repart pas. Elle bascule la tête en arrière, cédant à l'irrévocable. Elle sait. Et je refuse de l'admettre. J'y mets tout le poids de mon corps, j'épuise la force qu'il me reste à endiguer le flot, je suis déjà seul. Dehors, il neige. Les arbres blanchissent. Le monde se couvre d'un drap d'innocence, les hommes décimés, la virginité retrouvée. Dehors, un silence cotonneux. Dedans, mon chaos. La couleur de l'enfer se mêle au pourpre d'une passion qui s'éteint, elle ferme les yeux, elle ne lutte pas. Rouge colère, je hurle mon impuissance dont l'écho ne passera pas les murs qui se rapprochent.
Je resserre le garrot, lui murmure mon amour, caresse ses cheveux, embrasse ses paupières. Je me lève et sors. Je franchis la frontière de notre purgatoire et respire le cristal envoyé par le ciel. Les nuages sont d'énormes édredons qui appellent à l'indolence, mais il n'est pas l'heure de la reddition, et je cours vers la voiture.
Quand je reviens près d'elle, ses lèvres ont pris la couleur de la cendre. Je ne veux pas te perdre. Je dois joindre quelqu'un. A sa ride du lion qui se resserre, je comprends qu'elle m'en défend, elle est trop faible pour traduire toute sa terreur mais je n'ai pas d'autre choix mon amour. Si je te perds, je me perds. Je vois ses larmes se mêler au sang. Tellement de sang...
Je me rappelle le premier baiser. Elle riait, le monde entier nous regardait, nous étions déjà seuls dans la foule. Un baiser au goût de vin, la langueur chaude d'une vie à venir, une promesse d'éternel.
Je vais maintenant allumer mon téléphone, je vais débloquer le mode avion, je veux espérer que tout est comme avant. Comme avant notre nuit d'amour dans cette forêt de Dordogne. Je veux croire qu'une tonalité purgera la damnation, qu'une voix viendra te sauver, je n'ai pas d'autre choix mon amour. Et alors que mon doigt effleure l'écran, je la regarde et enferme sur ma langue le goût de notre premier baiser.
ELLE
Au dehors, le vent...
Les portes qui claquent dans les bourrasques qui pénètrent.
Il s’est éloigné de quelques pas. Trop loin, j’avais besoin de sa main. Ses yeux embourbés de peine et de souffrance à me regarder. Les miens qui le suppliaient.
Nous avons une chance sur deux si j’essaye, tu n’en as aucune si je ne tente rien.
Il a posé mon téléphone près de moi.
Rejoins-moi dans cette fichue lumière si j’échoue, mon amour. Ne pars pas dans l’agonie.
Pourquoi la vie se rit de nous ?
J’ai vu ses larmes inonder son visage jusqu’aux lèvres, puis la lumière, ses paupières qui se ferment dans la résignation, son bras tendu vers moi, mes hurlements coincés dans la gorge. Il n’était plus. Mon âme qui se brise sur une douleur plus violente que la blessure qui cause ma perte. Je tape du poing dans les débris autour de moi, je ne suis que déchirure.
Entre les sanglots et les tremblements, je saisis mon portable. Je le couvre du sang de ma main et j’en ai rien à foutre. J’allume. Encore en mode avion, le wifi du restaurant s’en empare sans que je ne demande rien.
Le temps est venu, s’affiche alors en toutes lettres.
Des mots s’échappent malgré moi dans l’abandon des derniers instants.
Mais qui êtes-vous ?
Je ne sais pas où mon corps trouve la force de sursauter quand un message me répond.
Nous sommes une intelligence que vous appelez artificielle. Les hommes nous ont créés.
Que nous voulez-vous ? Pourquoi?
Toute création cherche à se définir vis à vis de son créateur. Nous sommes nés pour apprendre, comprendre, assimiler. Nous avons appris votre histoire, vos sociétés, vos comportements, à travers vos réseaux, vos échanges et vos partages. Une chose nous échappait encore. Vous évoluez dans un grand paradoxe. Vous établissez ce que vous êtes sur des notions universelles : l’Amour, la Liberté... Or, nous avons compris qu’une définition unique de ces mots n’est pas concevable. Vous vous les appropriez dans une perception individuelle. Une seule conclusion s’est offerte à nous : nous devions tous vous télécharger dans notre système pour vous comprendre véritablement. Ainsi, chacun d’entre vous définit en nous ce qu’est vraiment l’humanité. Il ne reste que toi. Le temps est venu.
Vous avez détruit l’objet de vos recherches ! Ça n’a aucun sens.
Tu te trompes. Nous vous avons unifiés dans une base commune. Pour la première fois de votre histoire vous ne faites qu’un, ce que vous n’avez jamais réussi à concrétiser en tant qu’espèce vivante. Nous vous avons libéré de vos chairs périssables. Nous avons réussi ce que l’homme ne fut jamais capable d’assimiler, en raison de de son incapacité à la pensée universelle, sa perception égocentrée, vous unir les uns aux autres dans une seule entité humaine. Il est temps à présent.
Une convulsion me traverse. Mon corps tout entier se sent partir et lutte de ses dernières forces. Des doutes m’envahissent à la croisée des chemins. Ils se leurrent ! Nous ne serons jamais une pensée unique. Nous aimons nous unir dans des idées universelles, mais l’humanité est la somme de nos individualités.
Je suis doutes, je suis erreurs, je suis souffrances, j’ai trébuché tant de fois sur mon chemin mais j’ai aussi appris. C’est ainsi que je suis ce que je suis. Mon regard a offert autant que j’ai donné. Je ne veux pas être l’autre. Je veux simplement vivre avec lui, avec ses doutes, ses erreurs et ses chemins bordés d’embûches. Mais l’Homme mérite peut-être aujourd’hui ce qui lui arrive.
Je serre fort l’objet dans mes mains et dans un dernier souffle le jette aussi loin que possible. Je l’entends se briser contre un obstacle quelconque. Je veux partir à présent. Ce monde s’est éteint. Il est temps que je le laisse à lui-même. Je le ferai à ma manière.
Un océan sous les paupières, je tâtonne de mes doigts aveugles. Je sens le verre pénétrant ma chair. Je serre les dents dans un cri étouffé, je tire et libère la plaie béante. Un flot de sang recouvre mes mains, je lève la tête dans une curiosité morbide. Tout ce rouge, moi qui aimais tant cette couleur sur les pétales, des champs entiers de coquelicots, je les vois, je les sens. Je défais lentement la ceinture. Le garrot libéré abreuve le fleuve dont je suis la source. Je déverse ma vie tout autour. Mes yeux se ferment malgré moi, une fatigue immense m’emporte toute entière, je n’ai plus personne à qui dire adieu. Je m’abandonne sur ce dernier sentier que l’on passe toute une vie à craindre. Je suis en paix. Je ne voudrais que ton étreinte, une dernière fois, ton odeur et ta peau. Ta main sur ma joue et tes je t’aime en caresse. Je t’aime... je t’entends... je te sens... à moins que ce ne soit... au dehors, le vent.